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Style ou pas, ça y est, Émile est une vedette mondiale. Somme toute il aura suffi de peu : Oslo, Berlin, un cross’interallié à Hanovre et les records successifs qu’il aligne dans son pays. En un an, son nom a cessé de s’inscrire en petits caractères et bas de colonne dans les brèves d’athlétisme des journaux spécialisés pour laisser place à ses photographies en une de la presse sportive internationale, et bientôt plus seulement sportive.
Il est devenu ce qu’on appelle un grand champion. Il est inévitable. On n’annonce plus sa participation à une épreuve, on indique simplement, bien avant qu’elle ait lieu, qu’il va la remporter. Ses chances de victoire sont à ce point absolues qu’il est décourageant, au point d’être parfois jugé indésirable par les fédérations. Pressenti pour telle ou telle course à l’étranger, il arrive que sa venue soit annulée en raison de sa supériorité présumée, ce que ces fédérations ne cachent pas. On préférerait qu’il ne soit pas là, avouent humblement certaines, juste pour ne pas démoraliser nos coureurs. Ou, prétendent plus hypocritement d’autres, sa présence n’apporterait rien à nos crossmen du point de vue technique.
Même les médecins s’en mêlent, qui l’ont condamné depuis longtemps sous le prétexte qu’il court en dépit du bon sens. Ils hochent la tête en pronostiquant que, depuis deux ans, ils s’attendent à le voir expirer à chaque instant. Selon eux un tel phénomène, qui s’assassine en vérité, ne saurait être que de courte durée. Les docteurs disent ce qu’ils veulent, commente Émile paisiblement, mais moi je ne les aime pas. Ils sont faits pour soigner les malades, pas des garçons dans mon genre. Mon propre médecin, c’est moi.
Les journaux s’emparent avec joie de ce débat, trouvant le sujet en or : Émile défie-t-il le corps médical ? Émile tiendra-t-il ? Émile ne court-il pas trop ? Il commence à créer en tout cas un fanatisme autour de sa personne, reçoit des centaines de lettres par sacs postaux entiers, demandes d’autographes ou de conseils, photos à dédicacer, propositions de mariage et il a gagné un surnom. La Locomotive. Tout va bien.
Tout ne va pas mal, du coup, pour le régime tchécoslovaque, passé après la guerre puis le coup de Prague dans le bloc socialiste, et qui se met à voir en Émile un splendide ustensile de propagande. Il en est le meilleur diplomate, le plus efficace ambassadeur, il est devenu un athlète d’Etat. De ceux qui, comme les travailleurs d’élite, ont droit à un statut spécial, des décorations et des avantages. Dans le civil, ceux-ci peuvent se voir attribuer une villa, des médailles, un poste honorifique dans le textile, par exemple, ou dans la métallurgie. Pour Émile qui est militaire, cela va se passer en promotion de grade en grade, cependant que son activité reste centrée sur le sport. Donc on va bien s’occuper de lui. On le garde évidemment dans l’armée, d’autant que ça lui plaît, mais en lui offrant des conditions idéales de préparation et, du même pas, de simple sergent qu’il était, le voici rapidement nommé lieutenant dans les chars d’assaut.
Dans sa garnison de Milovice, le nouveau lieutenant est chargé de diriger l’entraînement des recrues, tâche dont la presse assure qu’elle n’est pas une sinécure, précisant pour enluminer sa légende que, tous les soirs, le courrier militaire est transporté à pied par le plus grand coureur du monde. Sans préjudice, bien entendu, de son entraînement ordinaire en terrain varié, parfois en tenue de campagne car Émile aime bien ça, galoper dans la neige en gardant les grosses bottes bien lourdes de son équipement. Courez donc vingt kilomètres avec elles, se plaît-il à prescrire, et ensuite, sur la piste, quand vous mettrez des chaussures légères, vous n’imaginez pas comme ça change tout. C’est dans la même perspective que, lorsqu’il s’entraîne en salle, il prend soin de fixer des poids à ses chevilles pour enchaîner les flexions.
Ça continue comme ça, Émile est partout, des rencontres internationales – La Haye, Alger, Stockholm, Paris, Helsinki où il bat enfin le coureur des forêts profondes – aux simples meetings d’athlétisme de province comme par exemple celui de Zlin, un mois de juin, où il aperçoit une fille qui lui plaît.
Je dois dire qu’elle est tout à fait bien, très jolie, grande et mince, cheveux châtains courts, regard gris clair, beau sourire énergique et doux, et en plus elle lance le javelot. Émile se renseigne un peu et apprend deux choses, d’abord qu’elle se prénomme Dana, ensuite qu’elle est la fille de son colonel. Comme cette fille de colonel et son javelot viennent d’améliorer leur record personnel sur la piste de Zlin, Émile avisé voit là l’occasion idéale. Il fonce acheter un bouquet de fleurs et s’en va la congratuler. On cause et, quelques jours plus tard, quand il doit battre encore un de ses propres records, c’est au tour de Dana de venir lui faire son compliment.
On cause encore et, en causant, on s’aperçoit qu’on est nés le même 19 septembre, qu’on a précisément le même âge, à ceci près qu’elle a six heures de plus que lui. Comme on s’émerveille de ce phénomène, et comme Émile n’a pas envie d’en rester là : Écoute, lui dit-il au bout d’un moment, on ne va pas s’en sortir si on vient se féliciter chaque fois qu’on bat un record. On n’en finira pas. Parce que des records, tu vois, j’ai comme le sentiment qu’on va en battre plein. Le meilleur moyen de se féliciter sans faire chaque fois le déplacement, ce serait peut-être de vivre ensemble, non ? Tu en penses quoi ?
En attendant de savoir ce qu’elle en pense, Émile s’envole un mois plus tard pour les Jeux olympiques qu’il revient à Londres, cette année-là, d’organiser. Une canicule s’est abattue sur la ville et, le jour où Émile doit concourir aux dix mille mètres, l’atmosphère est très lourde, accablante, temps d’orage qui n’arrive pas à se décider. Une brume très dense dilate le ciel et forme, entre Soleil et Terre, une loupe géante produisant quarante degrés à l’ombre.
Émile est donné favori, bien sûr, mais il y a encore Heino qui est là, qui ne dit toujours rien mais n’en pense pas moins. L’homme des forêts profondes a soif de vengeance et pas envie de laisser à Émile le dernier mot. Avec le docteur Knienicky, qu’il veut bien laisser pour une fois tenir lieu de conseiller, Émile élabore donc une tactique de la course. Elle est en vérité assez élémentaire. Quand le docteur assis dans les tribunes jugera le temps venu d’accélérer, il agitera juste un maillot rouge – le maillot de rechange d’Émile qui ne court qu’en rouge, représentant son pays dans les stades sous la couleur de la révolution prolétarienne exclusivement, sans que l’on sache s’il l’a choisie lui-même ou pas.
Émile démarre comme d’habitude avec sa force mécanique, sa régularité de robot, mais cette fois de façon plus tranquille qu’à Berlin cependant qu’Heino est parti sauvagement, prenant très vite quatre-vingts mètres d’avance. Émile semble s’en désintéresser, qui sait très bien ce qu’il veut faire et qui attend le signal. Il reste en douzième, en quinzième position pendant tout le temps d’observation qu’il se donne, conduisant son effort avec placidité. Ce n’est qu’à mi-parcours, quand il aperçoit le maillot rouge discrètement agité par le docteur qui vient de se lever dans les tribunes, qu’il entre dans la ronde et commence implacablement d’accélérer.
Alors il accomplit des ravages, menant un train brutal qui contraste avec l’allure légère de son rival Heino. Après qu’on pourrait croire qu’il a usé une partie de ses forces, c’est un Émile tout neuf qu’on voit renaître en milieu de course, un type intact et frais, rageur, volontaire à faire peur. Panique dans les forêts profondes : craignant sa proche détresse, Heino tente alors d’enrayer la machine en reprenant arrogamment la direction des opérations. Mais Émile qui a horreur de voir le dos de ses adversaires ne tolère pas la chose plus de cinq cents mètres. Pour effacer l’injure, pour laver cet affront, se faisant à force de grimaces un visage d’épouvante, il se jette à l’ouvrage avec furie – cependant que le docteur Knienicky en nage, à présent debout sur son siège, ne cesse d’agiter avec frénésie, même si cela ne sert plus à rien, le maillot rouge avec lequel il s’éponge alternativement et distraitement le visage et le cou. Sprint final et, en quelques dizaines de mètres Émile a tout pulvérisé, tout anéanti, c’est la première médaille d’or de l’athlétisme tchèque.
À l’arrivée, tout le monde imagine qu’après un tel effort, ayant fait preuve de ressources à ce point surnaturelles, le diabolique Émile ne peut que s’écrouler. Or pas du tout. Il se met au contraire à gambader à travers le stade, part en petites foulées chercher un petit verre d’eau, revient en trottant vers la tribune des vainqueurs, donne une bourrade cordiale quoique respectueuse à Heino éprouvé puis, pirouettant, se dresse en impeccable équilibre sur les mains – se mettant même à courir quelques mètres sur elles pour changer un peu.
Franchissant les barrières en vociférant, le contenu des tribunes se déverse sur lui, Émile est noyé dans une foule frénétique au milieu de laquelle entre deux têtes joviales il aperçoit le docteur Knienicky, pleurant de bonheur et plus hilare que tous. Puis après que l’on s’est un peu calmé, ils se retrouvent dans un pub devant deux pintes de bière sur laquelle Émile ne crache pas, le docteur Knienicky non plus.
Eh bien dis donc, lui dit le docteur, tu avais l’air d’avoir un de ces torticolis, tu grimaçais encore plus aujourd’hui qu’à Berlin. Je sais bien, reconnaît Émile, c’est ce qu’on me reproche tout le temps. A l’entraînement, en compétition, ils disent tous ça. Mais je ne peux pas faire autrement, ce n’est pas un genre que je me donne. Je te jure que ça fait vraiment mal, ce que je fais, si tu crois que je n’aimerais pas mieux sourire. Tu pourrais quand même essayer, suggère distraitement le docteur en levant la main pour renouveler sa pinte. Je n’ai pas assez de talent pour courir et sourire en même temps, reconnaît Émile en levant aussi la sienne. Je courrai dans un style parfait quand on jugera de la beauté d’une course sur un barème, comme en patinage artistique. Mais moi, pour le moment, il faut juste que j’aille le plus vite possible.